Compositions
semi-régulières
Les bandes dessinées composées sur un principe de régularité offrent à leur créateur de nombreux intérêts, dont certains viennent d’être exposés dans les pages précédentes. Parmi ceux-ci, et non des moindres, le dessinateur est libre de se consacrer à d’autres questions que celle de l’organisation des vignettes, celle-ci ayant été fixée une fois pour toutes.
Reste qu’il est parfois bien difficile d’imposer systématiquement au registre de la représentation (c’est-à-dire aux images qui occupent les vignettes) de conserver toujours une dimension identique. Certaines scènes et certains dessins s’accommodent mieux d’un espace plus vaste, tandis qu’à l’inverse d’autres profitent d’une case étroite voire étriquée.
Ajoutons en outre que pour de très nombreux dessinateurs, la composition régulière est une option, plus ou moins librement choisie, mais qui ne naît pas de l’ignorance totale des autres modes de composition. Lorsqu’il opte pour une composition régulière, même sans réfléchir longuement aux implications de son choix, le dessinateur a probablement connaissance d’œuvres où la dimension des cases varie. Ou au moins a-t-il déjà pu constater dans d’autres domaines où l’image règne (la peinture, la publicité, l’illustration, la photographie, etc.), que des cadres larges ou étriqués sont parfois plus adaptés à certaines situations.
Ceci constaté, la régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières.
Qu’est-ce qu’une
composition semi-régulière ?
Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. C’est là un point très important : les compositions semi-régulières apportent un exutoire aux entraves que peuvent sembler produire les compositions régulières ; mais le relâchement qu’autorisent les compositions semi-régulières vis-à-vis des principes rigoureux des structures régulières n’a pas pour finalité la disparition de ces dernières.
Pour assouplir les règles très fermes des compositions régulières, certaines modifications et combinaisons de vignettes deviennent possibles dans les organisations semi-régulières. Ces transformations apportées à la forme initialement constante des vignettes sont de deux ordres : la fusion et la fragmentation de vignettes, lesquelles peuvent se combiner.
La fusion de vignettes consiste à regrouper plusieurs cases pour n’en plus faire qu’une seule. La surface qu’occupe cette nouvelle vignette est donc approximativement un multiple entier de la surface de la case élémentaire de la composition régulière qui sous-tend la nouvelle structure, dite semi-régulière. L’approximation est due aux gouttières dont la surface vient s’ajouter à celle de la case résultante alors qu’elle ne comptait pas dans les surfaces des vignettes ayant été fusionnées. Ces fusions de cases peuvent se déployer horizontalement (des vignettes placées les unes à côté des autres sont regroupées) comme verticalement (idem pour des cases placées les unes sous les autres, donc dans des bandes différentes et successives).
La fragmentation de vignettes consiste à diviser une case en plusieurs vignettes de taille équivalente. Ainsi, par exemple, dans une bande régulière de trois vignettes, lesquelles ont donc les mêmes dimensions, on fera de la vignette centrale deux cases identiques de taille, chacune de ces deux nouvelles vignettes occupant donc approximativement la moitié de la surface de la case initiale. Une fois encore, l’approximation vient de la gouttière qu’il faut loger entre les deux nouvelles cases, et qui vient donc leur soustraire une partie de la surface sur laquelle s’étend la case primaire dont elles sont issues. Dans les compositions semi-régulières, ces fragmentations de vignettes ne se font généralement qu’horizontalement, peut-être en raison de la remise en cause majeure que produisent les fragmentations verticales à propos desquelles nous reviendrons plus tard. Cette absence de fragmentation verticale dans les compositions semi-régulières ne semble pas avoir de justification précise dans l’état actuel de nos connaissances. Il se peut aussi que des fragmentations de ce type existent mais que nous les ignorions.
Fusion et fragmentation peuvent enfin se combiner. Ceci apparaît clairement si nous poursuivons les transformations que nous avons appliquées à notre strip de trois vignettes, au paragraphe précédent. De ces trois cases de dimensions identiques, nous en avons fait quatre en scindant la vignette centrale en deux cases de taille similaire, et approximativement égale à la moitié de la taille de la vignette primaire. Fusionnons à présent les deux premières vignettes de la bande (soit une vignette de taille primaire et la première des deux résultant de la fragmentation), et faisons de même pour les deux dernières. Nous obtiendrons ainsi une bande de deux cases dont chacune sera approximativement égale à une vignette primaire et demie. La gouttière séparant ces deux nouvelles cases passera exactement au centre de ce qui était la seconde vignette de la composition initiale de trois cases. On en trouve un exemple chez Franquin (illustration 33).
Des compositions régulières, les semi-régulières conservent l’équilibre, le rythme, le calme et l’uniformité. Cependant, elles s’autorisent certaines libertés et relâchent le carcan très rigide des premières. L’opportunité de vignettes plus grandes ou plus étroites facilite le travail de représentation de certaines scènes. Comme nous l’avons dit, les bandes dessinées structurées selon un principe de semi-régularité permettent de revenir sur le dictat qu’impose, dans les œuvres régulières, la composition sur la représentation, sans pour autant perdre totalement les acquis des organisations régulières.
Dans certaines œuvres semi-régulières, on ne trouve presque plus aucune occurrence de l’uniformité stricte qui caractérise les bandes régulières. Pourtant, le souvenir de cette uniformité, son impact visuel reste très présent. La matrice régulière reste lisible de manière sous-jacente à chaque instant : “sous” les bandes semi-régulières, le lecteur peut sans peine observer la grille du modèle régulier qui sert de guide. Formellement, certains dessinateurs utiliseront abondamment les fusions ou scissions semi-régulières, les faisant apparaître à chaque page par exemple, tandis que d’autres les utiliseront avec parcimonie. Dans ce dernier cas, la composition tendra donc à être assimilée à une structure régulière. Ceci montre que la frontière entre les deux modes d’organisation des vignettes est loin d’être étanche.
La semi-régularité
comme forme imposée
Comme les compositions régulières, les organisations semi-régulières peuvent avoir été motivées par des exigences externes d’édition. Ainsi, dans un séminaire tenu en avril 2007, Harry Morgan signalait les cas intéressant de la composition des bandes de Popeye, celles-ci ressortant du registre de la semi-régularité (illustration 36 ci-contre).
Ces bandes, conçues comme des strips autonomes destinés à une parution quotidienne dans divers journaux américains, sont construites sur une matrice de trois cases rectangulaires (plus larges que hautes), la case centrale devant systématiquement être fragmentée en deux vignettes de même taille. Cette fragmentation, qui est la marque de la semi-régularité, peut également s’appliquer à la première et à la dernière case de la bande. Autrement dit, la bande compte a minima quatre cases (soit respectivement une grande de taille primaire, deux petites, une grande de taille primaire) et a maxima six.
Cette organisation semi-régulière permet trois recompositions différentes de chaque strip, deux étant attestées par les présentations faites par Harry Morgan :
- succession de toutes les cases les unes à côté des autres sur une seule bande ;
- superposition des deux moitiés de la bande sur deux strips, la rupture entre le premier et le second se faisant entre les deux cases centrales, résultant de la fragmentation horizontale de la seconde case primaire en deux ;
- construction verticale de la bande en plaçant les unes sous les autres les trois cases primaires, ou les ensembles de deux vignettes produits par la fragmentation horizontale de ces cases primaires.
De la sorte, explique Harry Morgan, les journaux qui reproduisaient chaque jour les strips de Segar pouvaient opter pour un modèle à une, deux ou trois bandes selon la maquette de la page où était imprimé le Thimble Theatre.
Ces considérations concernant un auteur américain rejoignent les propos tenus par Jean-Michel Charlier, cités par Peeters et déjà relatés plus haut, dans le chapitre concernant les compositions régulières. De fait, les créations belges du milieu du siècle sont tout autant semi-régulières que régulières, le premier mode de composition apparaissant comme un relâchement du second.
La republication en 2009 par Dupuis des récits de Johan et Pirlouit dessinés par Peyo a fourni l’occasion à l’éditeur de présenter quelques-unes des premières œuvres du dessinateur, antérieures à son arrivée chez Dupuis. L’observation de ces bandes et la comparaison avec les premières produites pour Dupuis (Le Châtiment de Basenhau, dont la publication commence en septembre 1952), invite à ce constat : en arrivant chez Dupuis, Peyo semble avoir renoncé à un mode rhétorique de composition pour s’astreindre à un principe régulier ou semi-régulier, qu’il avait déjà pratiqué, mais pas de manière systématique. Le changement paraît radical quand on remarque à quel point le dessinateur avait coutume de laisser fluctuer librement la largeur de ces cases, puis, à l’inverse, avec quelle rigueur il contraint ses vignettes à respecter un moule uniforme lorsqu’il produit pour l’éditeur de Spirou. On sait que l’entrée de Peyo chez Dupuis a profité de l’intervention active de Franquin ; nous avons vu comment ce dernier avait cherché à modifier le format de ses propres compositions avant de devoir y renoncer, temporairement du moins. On peut donc supposer qu’en arrivant chez Dupuis, Peyo dut se conformer aux normes maison concernant la composition, rapportées par Charlier. On voit encore comment chez Peyo, la régularité, pas plus que la semi-régularité, n’était une forme allant de soi, spontanée, au contraire de la composition rhétorique.