Compositions
régulières
Rien ne permet de dire aujourd’hui que les bandes dessinées régulières sont les plus fréquentes, ou les premières à avoir été employées dans la bande dessinée. Si nous les avons choisies pour commencer, c’est simplement parce que la description des principes qui les régissent peut être établie sans difficulté.
Qu’est-ce qu’une
composition régulière ?
Une bande dessinée composée de façon régulière se reconnaît à la forme immuable de ses cases. Toutes les vignettes ont strictement les mêmes dimensions, c’est-à-dire la même largeur et la même hauteur.
Illustration 17.
Le Petit veau ...
Fort logiquement, on peut en déduire que toutes les bandes disposent du même nombre de vignettes. Autre conséquence, toutes les pages seront dotées du même nombre de bandes (puisque chaque bande occupe exactement le même espace, le dessinateur loge toujours le même nombre de bandes sur la page), et du même nombre de vignettes, disposées de la même manière. Pourtant, nous verrons plus tard qu’une telle déduction n’est pas si évidente. N’allons pas plus loin pour le moment de ce côté-là, et considérons que dans une bande dessinée composée sur un principe de régularité, toutes les bandes sont identiques, de même que toutes les pages. Celles-ci peuvent dès lors être apparentées à un quadrillage, ou à un tableau (au sens d’un objet formé de colonnes uniformes croisant des lignes toutes semblables). D’où l’appellation de « gaufrier ».
Il convient de remarquer que cette régularité n’est pas nécessairement très précise, en ce sens qu’une composition peut être régulière alors même que le dessinateur a tracé le cadre des cases à la main, ce tracé pouvant donc être tremblant, sinueux, et même non aligné. On trouve chez Crumb, chez Brétécher, chez McKean, chez Trondheim ou encore chez Reiser, de nombreux exemples de compositions régulières aux tracés approximatifs, mais ceci n’altère en rien l’impression que l’on ressent face à ce type d’organisation des vignettes. De surcroît, il n’est pas nécessaire que les cases soient encadrées pour qu’une bande dessinée soit qualifiée de régulière ; c’est alors la forme des zones illustrées et la prégnance des espaces vides (blanc le plus souvent) qui détermine le caractère régulier de la bande (illustration 17 ci-dessus).
Variété
des compositions régulières
On considère parfois que les bandes dessinées régulières sont des compositions figées, relativement uniformes, voire monotones, où précisément la constance de la forme des cases induirait une sclérose progressive de l’organisation des vignettes. Les cases finiraient par n’être que déposées les unes à côté autres, de manière atone. L’adoption par le dessinateur d’une composition régulière finirait ainsi par devenir une sorte de choix par défaut, trahissant la volonté de rendre la composition transparente, absente, incolore.
La régularité comme forme
imposée et neutralisée
La composition régulière est parfois une forme imposée, une commodité fonctionnelle exigée par l’éditeur. Et cette exigence s’expliquerait notamment en raison de la grande facilité de recomposition des œuvres adoptant un principe régulier. Les vignettes ayant toutes la même dimension, il est aisé de les découper pour les organiser autrement.
« Au début de ma carrière, on vous imposait un découpage tel que la planche puisse se diviser et s’agencer de différentes façons. C’est-à-dire que la page, qui était idéalement composée de quatre bandes de trois dessins, devait pouvoir se recomposer en strips quotidiens, ou même en colonnes. » En citant Jean-Michel Charlier expliquant que la composition était contrainte à des formes imposées pour des raisons économiques, et non esthétiques, Benoît Peeters entend montrer que ces œuvres organisées sur un principe régulier ne sont pas composées, ou plus exactement que le mode de composition qu’elles adoptent n’est pas porteur de sens, pas plus qu’il n’a de capacité d’évocation.
Ce sont des raisons similaires qui conduisent Thierry Smolderen à estimer que les « gaufriers » utilisés par le dessinateur français Cham (1818-1879), puis, à sa suite, par le dessinateur américain John McLenan (1827-1865), sont une « solution par défaut, neutre du point de vue du ton, car purement utilitaire : c’est simplement la façon la plus simple d’ordonner des images différentes sur une même page » (9e Art, n° 13, janvier 2007). Ceci s’explique une fois encore par des contraintes extérieures au média, et cette fois d’ordre plus technique qu’économique : « la gravure sur bois, qui a permis le développement de la presse illustrée, est typiquement “modulaire”, chaque image fonctionnant comme un bloc indépendant, ce qui autorise toutes sortes de reconfigurations spatiales des images entre elles et du texte qui les accompagne ». Illustrant son propos, il explique alors comment certaines images de l’Allemand Wilhelm Busch seront assemblées différemment selon leur mode de publication.
Ni Peeters, ni Smolderen, ne cherchent à montrer que les compositions régulières sont systématiquement « neutres ». Bien au contraire, tous deux mettent en évidence un caractère très expressif des compositions régulières, nous y reviendrons. Mais seules certaines œuvres exploitent ce caractère ; pour les autres, la composition, dictée par des conditions étrangères à l’artiste, n’aurait aucun effet.
Les nombreuses modalités
de la composition régulière
Ces considérations, qui peuvent s’avérer tout à fait justes dans un grand nombre de cas, s’avèrent toutefois très vite contestables dès lors qu’on les systématise. Bien entendu, il est possible pour un dessinateur de ne pas prêter grande attention à l’organisation des vignettes pour s’attacher à d’autres facettes de son art, plus en mesure de lui procurer les outils dont il a besoin. Mais on ne peut pas pour autant considérer qu’un artiste dans cette situation optera nécessairement pour une composition régulière. Il est par ailleurs erroné d’estimer qu’un cadre contraignant, qu’il soit économique, technique ou autre, soit systématiquement neutralisant pour la facette artistique qu’il affecte. Peut-être l’artiste peut-il se laisser déposséder des paramètres qui lui sont imposés, et ne plus s’en soucier ; mais il peut assurément à l’inverse s’en emparer, et en faire des facteurs actifs de son œuvre.
Illustration 18.
Spirou, Franquin ...
En outre, même dans un environnement technique et économique contraignant, un auteur peut opter pour des compositions signifiantes. Ainsi Patrick Pinchart et Thierry Martens rapportent-ils dans la réédition des histoires de Spirou dessinées par Franquin (Dupuis, 2006, volume 1) qu’en 1950, Franquin fit le choix d’une composition régulière de trois bandes de deux cases pour Mystère à la frontière, une aventure de Spirou publiée dans l’hebdomadaire du même nom. Ce faisant, il renonce au format en vigueur de trois vignettes par bande, à raison de quatre bandes par planche. L’épisode est cependant controversé, et cela n’est pas anodin. José-Louis Bocquet et Eric Verhoest mettent ce changement de composition au crédit de l’éditeur Charles Dupuis (Franquin, Chronologie d’une œuvre, Marsu Production, 2008). Quoi qu’il en soit, « l’initiative n’ayant été tentée que sur une vingtaine de planches, cette ébauche fut remontée à raison de trois cases par bande pour l’album, afin de conserver une uniformité générale de présentation », remarquent Pinchart et Martens. La nouveauté des bandes de deux cases finira toutefois par s’imposer dans les albums également, avec Il y a un sorcier à Champignac. On voit donc que les règles qui président à l’organisation d’une page aussi importante que la couverture (illustration 18 - [A]) sont elles-mêmes susceptibles d’être remises en cause. Dans le cas présent, l’innovation doit-elle être mise au compte du dessinateur ou à celui de l’éditeur ? Quelle que soit la réponse, l’exemple témoigne de l’existence de marge de manœuvre et il est difficile d’imaginer que le dessinateur ne soit jamais pour rien dans les modifications qui peuvent être apportées aux règles de composition.
De manière plus générale, il est inexact d’estimer que les compositions régulières sont inexpressives par nature. On peut d’ailleurs se convaincre aisément du contraire en observant leur très grande variété. Les différences sont considérables entre les grandes vignettes occupant toute la largeur de la bande, que l’on peut trouver chez Crumb (Brève histoire de l’Amérique - illustration 25) ou encore chez Tardi (C’était la guerre des tranchés - illustration 27), les trois vignettes toutes en hauteur qui forment le strip dans certains récits de Schlingo et Pirus (Canetor - illustration 19ci-contre), les minuscules rectangles qui prolifèrent sur certaines pages de Ware (Quimby Mouse), les cases carrées et spacieuses, sans gouttière de séparation, chez Brétécher…
La diversité des compositions régulières met en lumière la largeur du spectre de leur expressivité. Si différentes organisations des vignettes respectant le principe de régularité (invariance de la vignette) sont possibles, et si le dessinateur ne l’ignore pas, alors l’usage de l’une ou de l’autre peut relever d’un choix pertinent. Cela étant, les bandes régulières ne sont pas neutres, mais bien au contraire chargées d’une puissance d’évocation.
Il est possible que certains dessinateurs optent pour un type de composition régulière à leurs débuts, puis s’y tiennent ensuite tout au long de leur œuvre. D’où peut-être ce sentiment de « fadeur » que l’on peut alors ressentir. Mais le terme est mal choisi. Ces compositions sont sans effet, mais l’impression qu’elles laissent finit par s’imposer avec persistance, tant et si bien que l’on n’y prête plus attention.
Illustration 19.
Canetor ...
Par ailleurs, certains dessinateurs alternent les compositions régulières. Ainsi Pirus dans Canetor : certaines bandes sont composées de deux cases presque carrées, et d’autres de trois hautes cases (illustration 19). Dans le premier cas, trois bandes se superposent sur chaque zone de composition, tandis que deux bandes seulement occupent la page dans le second. Les pages construites sur l’un ou l’autre de ces modes s’avèrent fort différentes, et le dessinateur choisit la composition qui lui convient en fonction du propos qu’il veut développer sur chaque page.
Illustration 20.
Monolingistes ...
Dans le même ordre d’idée, on peut relire Monolinguistes de Lewis Trondheim (illustration 20 ci-contre). Un principe récurrent organise ce livre : un personnage très sommaire, dont on ne voit que la tête ou le haut du corps, est la seule figure représentée. Cette figure est toujours renforcée d’une trame mécanique (points ou traits). Les séquences sont courtes, se déroulant sur une à quelques pages, et multiplient les cases, toutes de mêmes dimensions, où se succèdent des représentations du même personnage. Des dialogues entre ce personnage et un interlocuteur invisible dynamisent le récit. On le voit, la réitération du motif et le rythme forment le principe de cet ouvrage ; à ce titre, le choix d’un mode de composition régulier est cohérent. Cependant, ne se contentant pas d’une répétition monotone et lassante, le dessinateur procède ici à des variations de rythme. Sa virtuosité transparaît dans la modulation de ses gammes, comme on peut le constater à la grande diversité des compositions régulières employées : bandes de trois, quatre ou cinq cases, à raison de quatre ou cinq bandes par page. Ces variantes déclinent cinq types de compositions différentes (5 x 4, 4 x 5, 3 x 4, 4 x 4, 4 x 5), si l’on ne prend en considération que le nombre de cases par bande et de bandes par page. Mais il se trouve que deux types de compositions similaires peuvent en réalité s’avérer dissemblables selon les dimensions des vignettes. Ainsi, Trondheim décline de deux façons la composition de quatre bandes de trois cases, selon que la case est plutôt verticale ou plutôt horizontale. Ces variations ne sont pas anodines, et le livre aurait été différent si l’auteur s’en était tenu à un seul mode de composition régulière.
Des exemples similaires peuvent être trouvés en nombre chez Crumb. De la même façon, dans le seul deuxième volume des Frustrés de Claire Brétécher, on peut compter pas moins de cinq modèles différents de composition régulière (deux, trois, quatre ou cinq cases de dimensions identiques sur la bande, se conjuguant à des hauteurs permettant de loger trois, quatre, cinq ou six strips sur la zone de composition). Billet SVP de Killoffer propose également plusieurs types de compositions régulières, variant selon les récits.
Expressivité
des compositions régulières
Si l’on peut désormais considérer comme acquis le principe de l’expressivité des compositions régulières, reste à s’interroger sur la nature de cette expressivité. Autrement dit, à répondre à cette question : quels effets les compositions régulières sont-elles susceptibles de produire ?
Il est probable que nous ne soyons pas en mesure d’apporter une réponse définitive à cette question. La puissance expressive sur laquelle nous nous penchons est de fait entre les mains des artistes, et ceux-ci sont susceptibles d’inventer d’autres utilisations adaptées aux compositions régulières.
Toujours est-il que l’on relève aujourd’hui plusieurs usages récurrents et pertinents des compositions régulières.
Répétition, papier peint
et cinéma
L’un d’entre eux se manifeste notamment dans de brèves séquences multipliant des portraits de personnages, chaque portrait se distinguant des autres par quelques détails subtils, l’ensemble laissant croire au lecteur qu’il assiste à une microscène très détaillée. Œil de Lynx, de Claire Brétécher (illustration 21), en est un très bon exemple, mais l’on pourrait sans mal en trouver de très nombreux autres.
Dans une démonstration particulièrement convaincante, Thierry Smolderen fait remonter ce procédé, et cet usage très expressif des compositions régulières, au dernier quart du XIXe siècle. Il en trouve l’origine chez le dessinateur américain A. B. Frost. Une origine en relation directe avec les expériences photographiques de l’américain Eadweard Muybridge en matière de décomposition du mouvement. « Parmi les premiers comics publiés par Frost dans le magazine Harper’s New Monthly au début des années 1880, certains témoignent clairement de l’influence muybridgienne ; ils introduisent d’entrée de jeu une nouvelle façon de raconter en images, qui insiste sur la répétition exacte des cadrages et s’intéresse à l’intervalle de temps entre les vignettes. Frost définit là un nouveau terrain d’exploration graphique, celui des transformations dynamiques qui s’opèrent entre deux images au cadre identique. À temps de transition égal, les déformations gestuelles et faciales plus ou moins accentuées et rapides permettent de reconstituer mentalement la vraie cinématique de l’action. Le dispositif mis en place devient une animation virtuelle. […] Ces planches-là assument pleinement le caractère mécanique des séquences de Muybridge […] » (9e Art, n° 13, janvier 2007).
Planche I.
14 compositions régulières ...
Il faut noter que la composition des cases n’est pas le seul aspect de ces bandes dessinées à se trouver influencé par les recherches de Muybridge : Smolderen constate qu’une autre de leurs caractéristiques est l’invariance du décor et du cadrage. « Frost définit, sans le savoir, une véritable esthétique de la répétition qui deviendra typique de la page de bande dessinée au début du XXe siècle […], un nouveau terrain d’exploration graphique : celui des transformations dynamiques qui s’opèrent d’une image à l’autre, et permettent au lecteur une reconstitution virtuelle du mouvement » (dossier Frost sur Coconino-world.com, daté du 27 février 2004).
Illustration 21.
Œil de lynx ...
Illustration 22.
A. B. Frost...
Smolderen voit dans Winsor McCay un héritier de Frost, notamment dans la série Le Petit Sammy éternue. Il estime également que les œuvres répondant à ce qu’il qualifie « d’effet papier peint » dérivent du caractère répétitif des compositions régulières de Frost. Ces œuvres, qui marient des effets de rythmes colorés à des teintes scintillantes, auront un succès durable : « les plus grands auteurs – Geo McManus, F.B. Opper, J. Swinnerton, Winsor McCay, etc. – feront fréquemment appel à ce procédé qu’on reconnaît encore, fut-ce de manière implicite, dans nombre d’albums de BD en couleur européens – et chez Hergé en particulier ». Smolderen rejoint en cela les conclusions de Benoît Peeters, lorsque ce dernier explique que « les utilisations les plus intéressantes de ce principe sont celles qui, loin de l’atténuer, poussent jusqu’au bout cette constance du cadre pour aboutir à une sorte de plan fixe déroulé sur la page. Des dessinateurs humoristiques comme Schulz, Feiffer, Brétécher, Wolinski ou Copi ont donné des exemples remarquables de séquences où la moindre modification, du fait de la régularité de l’ensemble, prend une valeur considérable, favorisant une véritable entrée dans le dessin » (Case, planche, récit, page 38).
Illustration 23.
From Hell...
Découle de cette modalité d’organisation des vignettes, de cet usage des compositions régulières, « une conception quasi cinématographique du cadre », relevée par Benoît Peeter avant d’être justifiée par Smolderen : « à l’aube du siècle de la communication de masse, le comic strip doit être considéré comme une technologie de pointe, en prise sur ce qui se joue, à l’époque, dans le domaine de l’image photographique et cinématographique... ».
L’un des signes de la proximité entre cet usage des compositions régulières et le cinéma, réside dans la conversion de Winsor McCay : « au tournant des années 1910, le père de Little Nemo passa de la bande dessinée à l’animation sans aucune difficulté. Il ne faut pas s’en étonner : McCay tenait de Frost l’art d’appliquer les inventions de Muybridge à son métier », explique Smolderen dans la préface à l’Anthologie A.B. Frost.
Cinquante ans plus tard, c’est une conversion du même ordre, quoiqu’inverse (de l’animation à la bande dessinée), qui pourrait bien expliquer l’usage répété du gaufrier chez des auteurs comme Morris (Lucky Luke), Franquin (Spirou, Gaston Lagaffe) ou Peyo (Johan et Pirlouit, Les Schtroumpfs) : « leurs créations consisteront, pour une large part, en une recherche des moyens les plus à même de recréer, sous forme d’images fixes, la plupart des sophistications présentes dans le cinéma d’animation », expliquent Philippe Capart et Erwin Dejasse dans Morris, Franquin, Peyo et le Dessin animé (page 67). Or, les deux auteurs constatent également que Morris, Franquin et Peyo ont fait un usage important de la composition régulière : « si l’on peut y voir une réminiscence des story-boards ou des films fixes, la forme et la taille immuables des cases rappellent aussi l’écran de cinéma ».
Ataraxie
La répétition des bandes régulières évoque immanquablement l’uniformité, l’équilibre et un rythme constant. D’autant plus que l’invariance de la taille des vignettes s’affirme en s’opposant à leur capacité inverse à se transformer. Outre les caractères qui leur sont propres, les bandes dessinées régulières se posent aussi en contrepoint de celles dont les cases changent de dimension.
Illustration 24.
Six cent soixante-seize apparitions ...
La constance et l’aspect rassurant, équilibré, de la composition régulière, sont manifestes dans Six cent soixante-seize apparitions de Killoffer (illustration 24 ci-contre) : occupant les premières pages du livre, la construction régulière (deux cases par bandes, trois bandes par page) laisse rapidement la place à une composition où les vignettes n’ont plus de cadre, pour peu qu’il y ait encore des vignettes, où les images s’interpénètrent comme les corps. Cette transformation violente de la composition accompagne la prolifération des apparitions de Killoffer, c’est-à-dire le pullulement des images. La composition régulière n’est pas en mesure de supporter cette multiplication incontrôlée. Ajoutons que, dans le cas précis de ce livre de Killoffer, l’entropie croissante due à l’accroissement anarchique des figures du « même » revêt un caractère fondamentalement amoral, malfaisant, qui n’est pas sans rappeler les interprétations métaphoriques de la prolifération des cellules cancéreuses. Ici, le retour à la régularité de la composition coïncide donc avec une droiture retrouvée. À ce titre, il faut signaler que la construction de Six cent soixante-seize apparitions de Killoffer, de même que l’usage qui y est fait des variations de composition, s’apparente très fortement au Secret de l’Espadon d’Edgar Jacobs. On ne peut manquer non plus de rapprocher ce livre des ouvrages d’Anna Sommer, dont Remue-ménage, également publié chez L’Association, avec lequel il partage certains traits : absence de contour des cases, importance des représentations de personnages, usage particulièrement signifiant des portes, etc.
Illustration 25.
Une Brève histoire ...
Illustration 26.
Feux ...
Illustration 27.
C'était la guerre ...
La composition régulière peut donc être employée pour diffuser une impression de calme, de détachement, le cadre n’étant pas affecté par les soubresauts, les trépidations et les vibrations de la représentation qui l’occupe. C’est tout particulièrement le sentiment que l’on peut avoir face à des bandes dessinées structurées sur la base de grandes vignettes occupant toute la largeur de la bande, à raison de deux, trois ou quatre bandes par page. On peut relire avec ces remarques à l’esprit la Brève histoire de l’Amérique de Robert Crumb (voir l’illustration 25).
Plusieurs dessinateurs modernes ont témoigné de l’usage de ce type de composition dans cet objectif. Expliquant l’emploi de deux larges cases superposées sur chaque page dans Le Dessin, Marc-Antoine Mathieu s’exprime ainsi : « C’est une histoire où il fallait beaucoup de silence. Pour cette raison, j’ai opté pour une mise en page régulière et très aérée. Les grandes cases soulignent ce silence et la solitude d’Émile. Il occupe souvent le milieu, perdu tantôt dans un décor foisonnant tantôt dans un espace quasi vide ». Les trois livres qui forment les Lettres au maire de V., d’Alex Barbier, sont composés sur un principe similaire. Voici ce qu’en dit le dessinateur : « C’est une question de style, qui correspond à ce que j’ai à dire. J’ai envie de tenir un discours en quelque sorte impavide. Cette impavidité n’est pas dans le texte, elle s’impose par une seule présence physique. Deux cases, toujours identiques, avec le même principe. Pas de surprise. Puis, un texte posé par-dessus. Avant, il m’arrivait comme d’autres de faire une petite case, une à côté, une dessous, etc. Maintenant, pour dire exactement ce que je veux dire, je sais qu’il faut que ce soit impavide. Deux cases. On n’en parle plus. On ne remet plus en cause cette affaire. » (Artistes de bande dessinée, p. 60).
Quand ils parlent de leurs compositions régulières, ces deux dessinateurs évoquent trois états : l’absence de bruit (le « silence »), l’absence de compagnie (la « solitude ») et l’absence de peur (l’« impavidité »). Il est ici question de la transmission d’une sensation ou d’un sentiment au lecteur par le biais de l’œuvre à laquelle il s’expose. Autrement dit, Mathieu ou Barbier cherchent à susciter chez le lecteur le silence, la solitude ou l’impavidité au travers d’une certaine organisation des images et des cases sur l’espace de composition. Nous avons vu que les compositions régulières sont multiples, et que celle mises en œuvre par ces deux dessinateurs dans les livres dont il est question sont d’un type bien particulier, puisqu’elles s’organisent en deux bandes d’une seule case par page. En dépit de ces spécificités, il reste de manière générale que les compositions régulières s’avèrent efficaces pour évoquer l’absence de passion, l’ataraxie. Il ne s’agit pas de prétendre que les bandes dessinées régulières ne sont réduites qu’à l’expression du calme et de la constance, car de nombreux exemples pourraient venir contredire une telle affirmation. Des scènes d’agitation, de perturbation, de précipitation, de trouble, de désordre voire de chaos, peuvent être mises en image au sein d’une composition régulière. Mais alors, la régularité de la composition peut apporter un puissant contrepoint.
Effectivement, l’intensification de ce principe de composition conduit progressivement de l’impassibilité ou de l’impavidité qu’évoque Barbier, à l’insensibilité puis à l’inéluctabilité. N’étant plus affectée par la transformation des images qui l’occupent, la case peut en venir à suggérer la fatalité et la nécessité impérieuse des représentations qui se succèdent. Quelles que soient les agitations des figures, le terme est immanquable. On peut éprouver ce sentiment en lisant certaines œuvres de Tardi consacrées à la guerre de 14-18, comme C’était la guerre des tranchées (illustration 27) ou Varlot soldat, mais également dans quelques courtes histoires de Will Eisner (Feux, Caniveaux, histoires rassemblées dans Big City - illustration 26), qui ont par ailleurs pour autre particularité que leurs vignettes ne sont pas bordées de cadre. Ces récits d’une page évoquent l’inexorabilité de l’écoulement d’un flux dans la grande ville de New York, entraînant tout sur son passage, sans qu’aucune autre issue que la poursuite de l’écoulement ne soit envisageable. La composition régulière illustre efficacement la position de l’observateur extérieur (qui n’a d’ailleurs pas plus de prise sur les événements que les personnages) contemplant la succession des événements. Ceux-ci témoignent de minuscules incidents de la vie, chacun ayant leur importance, mais qui ne viennent en rien altérer le cours des choses ; au contraire, les trépidations des personnages sont immanquablement amenées à s’estomper devant l’inéluctable cours des choses. Ici, contrairement au livre de Killoffer, nulle morale : les actes sont sans effet sur le cadre immuable de la vie et de la vignette.
Façades
Will Eisner est fort réputé pour ses œuvres qualifiées de « romans graphiques », où il manifeste un sens moderne et novateur de la composition. Reste que ses bandes dessinées courtes et composées de façon régulière, comme celles précédemment citées, n’en sont pas moins remarquables. Il y fait preuve d’une intelligence très acérée de l’organisation des vignettes sur l’espace de composition.
Illustration 28.
Windows ...
Illustration 29.
Coutoo...
Parmi ces récits, certains sont exemplaires d’un usage spécifique des compositions régulières : l’analogie avec les bâtiments, ou, pour être plus précis, avec les grandes façades d’immeubles, percées de fenêtres. La régularité de l’agencement des fenêtres évoque la régularité des cadres, et vice-versa. Ainsi, dans sa série baptisée précisément « Windows », Eisner propose plusieurs courts récits structurés sur le principe de vues répétées d’une même fenêtre, dont le bâti forme le cadre de la vignette (illustration 28). La répétition régulière de cette fenêtre dessine sur la page une reproduction de la façade d’un immeuble. Répétition impossible, puisqu’il s’agit toujours de la même fenêtre, mais dont l’effet architectural est indéniable. On peut trouver dans Coutoo d’Andreas une construction du même ordre (illustration 29), où la composition régulière fait écho à l’aspect régulier et répétitif d’une façade d’un immeuble de brique.
En réfléchissant le motif général représenté, la composition amplifie sa présence visuelle et donc son impact sur le lecteur. Toutefois, si les compositions régulières s’avèrent bien adaptées à la représentation des bâtiments et de leur façade, cette relation privilégiée entre les structures d’organisation des cases et les structures architecturales n’est pas exclusive : on peut observer d’autres types de composition utilisés avec pertinence aux mêmes fins.
Détachement
S’il est certain que la mise en page régulière peut répondre à un souci d’expressivité du dessinateur, il est peu probable que toutes les bandes dessinées composées de la sorte le soient dans cette intention. La régularité de la composition peut également satisfaire un besoin de détachement du dessinateur précisément vis-à-vis des contraintes de la composition.
Expliquons-nous : en optant une fois pour toutes pour un mode régulier de composition, l’artiste apporte une réponse définitive à un problème qu’il n’aura plus à se poser. La composition régulière lui offre alors l’opportunité de s’interroger une fois pour toutes, au démarrage de son projet, sur le principe de l’agencement des cases pour ne plus ensuite avoir à revenir sur ces questions : « On n’en parle plus. On ne remet plus en cause cette affaire » (A. Barbier, op. cit. page 15). De ce point de vue, la composition régulière est assurément la plus efficace des compositions : la grille établie (nombre et forme des vignettes sur la bande, des bandes sur la zone de composition), la question est entendue, et l’artiste peut dès lors consacrer l’intégralité de ses efforts et de ses réflexions à d’autres aspects de son travail, comme l’organisation des figures, les choix dans le registre de la représentation, de la couleur, de la lumière, du récit, etc.
C’est ce que remarque Edmond Baudoin, cité par Joann Sfar en 2001 : « Dans une Bédé, ça [ne] sert à rien de mettre des cases dans tous les sens. Une page, ça se lira toujours de haut en bas et de gauche à droite alors tu dois faire des cases carrées. On est là pour faire de la mise en scène, pas de la mise en page » (« Leçon numéro cinq » de L’Atelier BD, paru dans Pavillon Rouge, reproduite dans Les éditeurs de Bande dessinée, Niffle éditeur, 2005, p. 55). On constate chez Baudoin le souci de s’attacher à des aspects de son art qu’il juge plus importants que la composition. Cette préoccupation de concentrer son attention sur la mise en scène, couplée à l’affirmation d’un principe de lecture fondamental, justifie le renoncement à la question de la mise en page. Nous contredirons toutefois le dessinateur en répétant qu’une composition régulière est déjà une composition, et donc qu’arrêter son choix sur ce type d’organisation des vignettes, c’est aussi et déjà faire œuvre de composition.
Un entretien avec James Sturm, scénariste américain, et Rich Tommaso, dessinateur de la même nationalité, concernant leur collaboration sur Black Star, La Véritable histoire de Satchel Paige, offre l’opportunité de revenir sur ces questions en tirant profit d’une particularité de cet entretien : il a été réalisé distinctement avec le scénariste puis avec le dessinateur, sans que ce dernier n’ait connaissance des réponses du premier. Publié d’abord dans XeroXed en mars 2009, puis sur Du9.org en septembre, l’entretien est mené par Nicolas Verstappen, qui questionne ainsi le scénariste : « Vous utilisez aussi un découpage très sobre pour la plupart de vos albums. Que vous apporte le système de trois rangées égales de cases ? ». Réponse : « Je n’utilise pas ce système dans tous mes ouvrages, mais il est vrai que je m’appuie fermement sur cette structure. Il est bien plus simple de composer son découpage à partir de cette base. J’apprécie cependant des compositions de pages plus organiques et plus élaborées, mais je sais que ce n’est pas dans ce domaine que mes quelques talents résident. » James Sturm justifie donc le choix d’une composition régulière par la simplicité, c’est-à-dire par le confort que procure une organisation toujours semblable des cases, pour ensuite y loger une chaîne de propositions dessinées. Nicolas Verstappen s’adresse ensuite au dessinateur en des termes similaires : « Vous mentionnez les mangas de base-ball comme référence de documentation, mais votre découpage est bien loin de celui des albums japonais consacrés au sport. Le système de trois rangées égales de cases tient d’une volonté d’intensité plus psychologique ? De mieux rendre les face-à-face ? ». Voici la réponse du dessinateur : « Non. Je crois que la décision de James d’éviter les plans serrés à des fins dramatiques est avant tout liée au difficile sujet de cet album qui traite du racisme. La ségrégation et l’oppression subies par les Noirs dans le sud des États-Unis devaient être traitées d’une manière sérieuse et ne devaient donc pas être présentées dans un album qui aurait mis en avant le “divertissement” ». Il déclare clairement que le choix de la composition était du ressort du scénariste, mais il justifie ce choix par d’autres arguments que ceux avancés par Sturm. Alors que celui-ci évoquait principalement une commodité opérationnelle et une préférence personnelle, Tommaso met en avant l’ataraxie de ce mode d’organisation des cases, qu’il oppose au caractère sensationnel et spectaculaire d’autres modes de composition.
Effets d’optique
Pour finir notre examen des compositions régulières, attirons l’attention sur un phénomène optique qui les touche plus particulièrement. La constance de la forme des cases dans la composition régulière a une incidence notable sur les gouttières, provoquant un effet d’optique tout à fait spécifique, que l’on ne rencontre pas dans les autres modes de composition, du moins certainement pas avec la même intensité.
Illustration 30.
Effets d'optique...
En effet, l’œil ne fixe pas les bordures, mais le cœur des cases. Les cadres et, le cas échéant, les gouttières, font donc l’objet d’un regard de biais, occupant non le centre du champ de vision mais sa périphérie. La moindre netteté qui caractérise cette zone de la vision est propice aux déformations, aux interprétations sous-jacentes. On voit alors, du coin de l’œil, une zone gris clair à l’emplacement des croix que forment les gouttières, là où les coins de quatre cases convergent.
Cet effet se manifeste d’autant plus que le cadre de la vignette est large et noir, comme par exemple dans Canetor de Pirus et Schlingo. On peut penser d’ailleurs que certains auteurs le recherchent, tel Ware dans cette planche de Quimby Mouse, où les vignettes sont dessinées en négatif (fond noir, traits blancs). De manière cohérente avec l’effet de négatif, le cadre des vignettes est blanc et la gouttière noire. Il en ressort qu’entre deux vignettes à fond noir se succèdent deux filets blancs séparés d’un filet noir. Cette situation, somme toute très normale dans le cadre d’un passage en négatif, accentue l’effet d’optique : la répétition obsédante et très contrastée du cadre et de la gouttière finit par attirer le regard plus que le centre de la vignette qui abrite la zone de représentation.
Dans le même ordre d’idée, on peut observer dans les bandes régulières dont les contours de cases sont tracés à la main, sans le soutien d’une règle, et sans gouttière, comme celles de Claire Bretécher par exemple, un engraissement des jonctions de cases. En ces endroits, plusieurs traits se confondent progressivement, formant des tâches plus sombres qui ponctuent la composition. Dès lors, cette croix, repère spatial particulièrement fort, apparaît plus noire, plus marquée que le reste du cadre des vignettes. Cette “marque” visuelle peut s’apparenter au gris qui apparaît dans la gouttière, au niveau du coin des vignettes, dans certaines compositions régulières. Il s’agit toutefois moins d’un effet d’optique affectant le lecteur que du résultat du tracé manuel des contours des cases, tracé qui amène le dessinateur à repasser plusieurs fois au même endroit, c’est-à-dire au sommet des cases.