Avant-propos
Plutôt que de partir tout de go dans l’examen des règles et des principes de composition, il nous a paru judicieux de nous attarder d’abord sur quelques termes que nous emploierons fréquemment. En éclaircissant d’abord ces notions, nous faciliterons la lecture des chapitres suivants, mais nous nous exercerons aussi à une petite gymnastique oculaire, à un entraînement cérébral dont la vocation sera de fluidifier et de dynamiser l’aperception des pages qui suivront.
Composition,
espace et zone de composition
Une bande dessinée est une œuvre constituée de multiples images, généralement encadrées et séparées les unes des autres par une zone de couleur unie (blanc, noir, etc.) que l’on appelle la gouttière. Ces images sont intelligemment posées les unes avec les autres. Nous appelons composition l’ensemble des moyens et des usages qui régissent la façon dont ces images sont posées les unes avec les autres.
On utilise généralement l’expression de « mise en page » pour qualifier ces moyens et ces usages, mais le terme est mal choisi pour une raison simple : il fixe l’attention sur la page, alors qu’elle est loin d’être une unité systématiquement pertinente dans la bande dessinée. Ainsi, par exemple, de nombreuses bandes dessinées ont été créées bande par bande ; ce sont les strips, très connus de l’autre côté de l’Atlantique, mais qui ont été également pratiqués largement sur cette rive-ci.
Nous avons constaté combien, en fixant l’attention sur la page, on se détourne d’autres surfaces tout aussi importantes. Pour éviter ce travers, nous préférons laisser pour le moment à l’écart la notion de mise en page et lui substituer celle de composition. Toute composition, c’est-à-dire tout assemblage de cases et d’images, s’effectue sur un espace donné que l’on appellera simplement espace de composition. Lorsque cet espace recouvre toute la surface impartie à la bande dessinée, on parlera de zone de composition. Il arrive fréquemment que la zone de composition corresponde à la page, éventuellement diminuée de ses marges, mais c’est loin d’être toujours le cas. On distingue parfois, au sein de la zone de composition, des sous-ensembles qui forment eux-mêmes des espaces de composition, c’est-à-dire qui déterminent chacun une aire où s’organisent localement et spécifiquement les images et les cases.
Illustration 1.
Le Canard enchaîné...
L'Écho des savanes...
The Weeling Register...
Les principes qui régissent la composition des bandes dessinées sont encore très mal connus. Des lecteurs, certes. Mais il semble aussi que de nombreux dessinateurs pratiquent la composition en tâtonnant. Les uns lisent les œuvres, parfois fort complexes, que d’autres créent, sans qu’une exploration méthodique et solide des usages en vigueur dans la pratique de la bande dessinée n’ait encore été faite. D’ailleurs, l’apprentissage de la lecture de la bande dessinée se fait sur le tas. Sans difficulté insurmontable, il faut le constater. Pourtant, cela ne cesse pas de surprendre lorsque l’on veut bien se faire cette réflexion que la lecture de la bande dessinée n’est pas assimilable à celle d’un texte, ni à l’observation d’une image, ni encore à la lecture d’une affiche. En réalité, la notion même de « lecture » mériterait d’être affermie : face à une bande dessinée, lisons-nous réellement comme nous lisons un roman, un article de presse ? Mais laissons là cette question plus fondamentale.
Si la lecture est aisée et ne rencontre pas d’obstacle infranchissable, c’est que l’écriture est juste et fluide. À l’inverse, une composition maladroite peut entraîner des allers et retours, des difficultés de compréhension, voire des erreurs. L’apprentissage de la création d’une bande dessinée se fait aussi à l’usage, de façon très largement empirique. Quelques écoles existent certainement, de même que les ateliers (collectifs ou autour d’un maître) jouent également un rôle dans la transmission des savoirs et des traditions. Mais il est aujourd’hui impossible de considérer, en Europe tout du moins, que la plupart des dessinateurs de bande dessinée ont profité de l’une ou de l’autre de ces structures. De nombreux manuels se fixant pour objectif d’initier le néophyte à la création de bandes dessinées ont été publiés en France ; mais là encore, on peut s’interroger sur l’importance de l’impact de ces ouvrages sur les créateurs. De plus, la question de la composition est généralement peu développée, insuffisamment pour couvrir le large champ des pratiques.
Pourtant, depuis maintenant deux décennies, on cherche à formaliser les règles de la composition de la bande dessinée. Mais les quelques études importantes qui se sont penchées spécifiquement sur cette probématique se comptent sur les doigts de la main. C’est pourquoi il nous a semblé qu’un ouvrage s’arrêtant sur ces questions pourrait avoir son utilité.
Matrice
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page ? de quelles dimensions ? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée ?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions ?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe ? variable ?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante ?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre.
Illustration 2.
Rapport sur les aveugles, Alberto Breccia sur un texte d’Ernesto Sábato, 1991...
Illustration 3.
The Peanuts, Charles Schulz...
L’existence d’une matrice pour chaque œuvre n’est pas surprenante, tant le phénomène est connu depuis fort longtemps dès qu’il s’agit de concevoir un livre, une revue, un journal et, de manière générale, toute chose écrite ou dessinée par une personne avec l’intention que cette chose puisse être vue et lue ultérieurement par quelqu’un. Ainsi, par exemple, lorsque nous écrivons une longue lettre à un ami ou à un parent, tâchons-nous de respecter le plus souvent une certaine régularité dans nos choix de composition. Nous évitons de changer de stylo, de couleur, nous tâchons d’utiliser des feuillets de même taille, nous respectons sensiblement les mêmes marges, plaçons éventuellement un numéro de page toujours au même endroit, etc. Ces règles que nous nous fixons sans même y prendre garde visent à la fois à faciliter la création du document et son appréhension par le lecteur.
Illustration 4.
Le Style du Monde...
Dans les journaux, ces règles peuvent être excessivement complexes. Elles sont créées par des spécialistes chevronnés, après des mois de travail, et nécessitent ensuite d’être assimilées par les équipes qui « montent » chaque numéro du journal. Ces matrices, ou gabarits, ont, entre autres, cette conséquence tout à fait remarquable de permettre à un journal de changer de forme à chacune de ces parutions sans pour autant perdre cette particularité qui le rend reconnaissable du premier coup d’œil par un lecteur averti. Dans une certaine mesure, il en va de même pour la bande dessinée, et certains artistes sont reconnaissables à la disposition des cases sur la page.
Parcours de lecture
Il y a un parcours de lecture dans une bande dessinée, de même qu’il y en a un dans un texte. Une approche de « picoreur » est certes possible, qui consiste à glaner de-ci de-là un mot, une portion de phrase, un signe de ponctuation qui se distinguent pour une raison ou une autre de la masse grise du texte. Il n’en reste pas moins que la lecture proprement dite, celle susceptible de faire émerger le sens complexe de la chose écrite, suppose dans nos langues que l’on commence au début du texte (généralement en haut à gauche), et que l’on parcoure les mots les uns après les autres, en tenant compte d’un placement ordonné des lettres, les unes à droite des autres, et ceci tout au long de la ligne. Des relations entre des lettres, entre des mots, entre des fragments de texte qui ne se succèdent pas linéairement peuvent bien entendu apparaître ; mais il faut admettre que la lecture du texte selon le parcours que nous venons de décrire grossièrement est un préalable presque toujours indispensable.
Il en va de même pour la bande dessinée. Dans une bande de trois cases, quand bien même peuvent exister des relations productrices de sens ou d’expressivité entre la première et la dernière vignette, il faut convenir que dans l’immense majorité des cas, l’intelligence de la séquence nécessite une lecture débutant à la première case, la plus à gauche, poursuivant dans la vignette centrale avant de s’achever sans la case placée à l’extrême droite.
La notion de parcours de lecture est d’une terrible ambiguïté. L’énoncé du paragraphe précédent peut en effet paraître d’une telle trivialité qu’il semble légitime de s’enquérir de son utilité. Mais en réalité, la question du parcours de lecture s’avère d’une complexité parfois redoutable, masquée par des pratiques inconscientes de lecteur, et peut-être même de dessinateur. La familiarité ancienne et répétée avec les bandes dessinées ne nous permet plus d’observer à quel point peuvent être entremêlées les circonvolutions que nous sommes susceptibles de tracer de nos yeux sur la page en suivant le chemin des images.
Pour reprendre conscience de la complexité possible de ce parcours de lecture, nous pourrions faire étalage de tentatives ratées, de compositions maladroites, desquelles résultent des lectures inappropriées, voire insensées. Mais cette preuve par l’absurde ne serait guère élégante, et conduirait injustement au pilori des œuvres par ailleurs méritantes.
Procédons donc de manière plus positive. Emportons notre lecteur en dehors des sentes sur lesquelles son œil court par habitude : qu’il considère l’illustration 204 avant de revenir ici et de poursuivre au paragraphe suivant.
Lecteur, tu conviens à présent que ce saut dans la trajectoire que suit ton regard lorsque tu lis ce livre est profitable, car il t’a permis d’observer une composition complexe, dont nous allons pouvoir disserter. Tu devines peut-être (tu le comprendras mieux quand tu auras lu toutes les pages entre la présente et celle de l'illustration 204) que cet extrait a toute sa place là-bas mieux qu’ici. Pourtant, tout en admettant le bien-fondé de cette gymnastique de lecture, tu sais aussi que ton œil doit suivre le chemin du livre, et que s’il n’était que sauts d’une page à une autre, en avant, en arrière, il deviendrait vite lassant.
Revenons à présent à cette composition complexe de l’illustration 204 : dans quel ordre, selon quel parcours faut-il lire les cases pour que le sens émerge ? D’autres parcours sont-ils possibles ? Pourquoi empruntons-nous cette trajectoire de lecture plutôt qu’une autre ? Sont-ce des signes, des index, des guides laissés par l’artiste qui nous entraînent de la sorte ? Ou existe-t-il des règles structurant la lecture qui nous engagent sur les mêmes chemins lorsque nous rencontrons les mêmes agencements de vignettes ? Le cas échéant, comment se formulent ces règles ? La coïncidence des exemples ci-contre et des questions qui précèdent montrent bien à quel point la question du parcours de lecture est ardue mais aussi prometteuse.
Le parcours de lecture est l’une des réponses possibles à la question « comment lisons-nous une bande dessinée ? ». Ceci du point de vue du lecteur. Pour l’artiste, le parcours de lecture résulte du problème suivant : « comment mon lecteur devra-t-il passer de case en case, pourquoi emprunter tel chemin de lecture plutôt qu’un autre, autrement dit, quelles différences de perception et d’intelligence entraîne un parcours ou un autre ? ». Il existe en effet deux parcours de lecture : celui que construit le dessinateur et celui que suit le lecteur. S’ils ont souvent vocation à se confondre, tel n’est pas toujours le cas. En outre, il faudrait distinguer, pour mieux les articuler, le parcours de lecture au sein de la case, c’est-à-dire au cœur même de l’image, et celui qui articule les cases, c’est-à-dire les images entre elles.
La question du parcours de lecture est l’un des aspects passionnant de la bande dessinée, l’une de ses facettes primordiales, primitives et souterraines.
Ce parcours doit s’entendre de plusieurs manières. D’abord, il correspond aux infimes déplacements de l’œil sur l’image ou sur les images. Ce sont des mouvements de pendule, oscillant selon des principes que nous ne maîtrisons que fort mal, entre des tâches de couleur ou de lumière (magnétismes des zones contrastées ou éclatantes), des guides symboliques (l’orientation du regard des personnages, la direction des corps, des bras, des mains), des lignes de forces (une perspective un peu appuyée, le glissement d’un trait incliné), des équilibres de masses (le vide contre le plein). La compréhension du déplacement de l’œil sur une image n’est pas un problème propre à la bande dessinée.
Ce qui l’est plus, en revanche, c’est le problème du parcours de lecture entre les images, entre les cases. Cette trajectoire organise de manière plus ou moins conventionnelle le passage d’une image à une autre. Il est difficile d’en dire beaucoup plus dans cet avant-propos, mais on peut d’ores et déjà avancer qu’il s’agit vraisemblablement d’une question que la bande dessinée porte plus que tout autre art. Une question peut-être très ancienne.
Parmi les règles conventionnelles qui régissent le passage d’une image à une autre et que tous les lecteurs de bandes dessinées respectent sans jamais les avoir formulées, il en est de fortes, de puissantes, et de faibles, mécaniques, peu porteuses de sens, et notamment le retour vers la bande suivante.
Illustration 5a.
Sergent Laterreur, Touïs, scénario de ...
Illustration 5b.
Modalités du déplacemet du regard ...
Ce léger déplacement des yeux, qui nous fait revenir vers la gauche en descendant d’un rang, est rapide, fugace ; c’est un survol. Il n’a pas pour objet de nous laisser observer ce par-dessus quoi nous passons, même s’il ne nous est pas possible de ne pas apercevoir quelque chose. En allant vers la bande suivante dans une œuvre qui en compte plusieurs sur la zone de composition, nous pouvons traverser des cases que nous n’avons pas encore vues et que nous lirons un peu plus tard, mais aussi repasser par-dessus des vignettes que nous avons déjà lues. S’il n’était pas rapide, mais au contraire posé et attentif, ce mouvement pourrait produire du non-sens, il entraverait la lecture.
Les règles fortes et puissantes, celles qui sont déterminantes pour la lecture, ce sont celles qui organisent la lecture au sein même de la bande. Elles paraissent simples quand les cases s’enchaînent les unes à droite des autres ; elles peuvent apparaître subtiles et sophistiquées, comme dans l’exemple de la composition complexe de l’illustration 204.
Illustration 6.
Le Juif de New York, Ben Katchor ...
La virtuosité de l’artiste de bande dessinée pourra entre autres s’affirmer par l’emprise redoutable qu’il exercera sur l’œil du lecteur en alliant la maîtrise des règles qui régissent le passage d’une case à une autre, et la connaissance des principes qui organisent le déplacement de l’œil au sein de chaque image. Il arrive que des artistes parviennent à se saisir du regard du lecteur pour l’amener à de folles circonvolutions ; cette poigne terrible, qui doit s’exercer de telle sorte que le lecteur ne s’aperçoive même pas qu’on lui a saisi le coude pour le conduire, autorise alors le dessinateur à mener son captif par des chemins qu’on n’emprunte que rarement.
Bande
La bande, ou le strip (les deux termes sont synonymes), est un espace de composition primordial, au sein duquel s’organise principalement le parcours de lecture.
Illustration 7.
Les Enquêtes de Sam Pezzo, ...
Illustration 8.
Virginie, Tendre banlieue...
La bande se définit selon deux ordres. Le plus simple consiste à observer la succession des vignettes placées les unes à côté des autres. Toutes les vignettes qui se succèdent horizontalement sont regroupées dans une même bande, un même strip.
Cette définition s’avère fort efficace pour de nombreuses œuvres dans lesquelles la hauteur des vignettes ne varie pas (toutes les bandes ont la même hauteur), ou, en tout cas, pas entre les vignettes placées les unes à côté des autres (toutes vignettes au sein de la bande ont la même hauteur, mais les vignettes peuvent changer de hauteur d’une bande à l’autre ; autrement dit, les bandes peuvent changer de hauteur).
Illustration 9.
Nouvelles de la littérature...
Toutefois, une telle définition commence à poser problème dans des œuvres où la hauteur des vignettes change au sein d’une même bande, voire dans d’autres où la hauteur des vignettes n’est pas définie avec précision (cases sans cadre par exemple). De surcroît, cette définition de la bande devient insuffisante dès lors que l’on est confronté à la pratique de la fragmentation verticale, sur laquelle nous nous attarderons longuement plus loin.
D’où la nécessité d’une seconde définition, susceptible d’être également valable dans ces derniers cas. Ainsi, nous dirons qu’une bande est constituée de l’ensemble de toutes les vignettes se succédant et par lesquelles passe le regard lorsqu’il quitte la marge gauche de la feuille (pour les œuvres dessinées selon les principes occidentaux) et jusqu’à ce qu’il soit amené à revenir de nouveau à cette marge gauche, mais plus bas (au niveau de la bande suivante).
Illustration 10.
Les Nouveaux beaufs...
Illustration 11.
Le Peuple des ténèbres...
Illustration 12.
Poisson chat...
Signalons l’un des présupposés de cette définition de la bande, également sous-entendu dans la définition plus simple du strip comme une succession de cases accolées les unes à droite des autres : lors de la lecture d’un strip (et plus généralement d’une bande dessinée), le regard ne passe qu’une seule fois sur chaque case. Non qu’un redoublement soit impossible, mais il n’est pas nécessaire à la bonne compréhension du propos.
Par ailleurs, cette nouvelle définition du strip repose sur le constat suivant : lors de la lecture d’une bande dessinée, la succession des cases qu’il faut parcourir pour que le sens émerge conformément à ce qui a été prévu par l’auteur, emprunte une direction fondamentalement orientée de gauche à droite (ou inversement le cas échéant, par exemple dans les bandes dessinées japonaises). Cet état de fait est largement constaté, ce qui n’empêche pas l’usage d’orientations secondaires susceptibles de conduire le regard dans des constructions plus complexes.
Il faut également comprendre de ceci qu’une lecture à rebours, c’est-à-dire à l’inverse de cette orientation principale, et donc de droite à gauche (le mouvement de passage à la bande suivante, donc inférieure, qui est également un mouvement à rebours, n’est pas concerné par cette remarque), est a priori problématique, génératrice de désordres dans la lecture et d’incompréhensions. Ce problème du rebours de lecture n’est pas irréductible, certains auteurs arrivant à se le concilier, ou profitant de la confusion provoquée par ces constructions inverses pour servir leur propos. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Les questions d’organisation de la lecture, de conduite du regard, sont au cœur des problématiques de la composition. Or, elles sont très généralement prises en charge au niveau de la bande, qui s’affirme dès lors comme un guide primordial de la lecture d’une bande dessinée. L’immense majorité des bandes dessinées est organisée par strips. Le maintien d’une structure par bande est donc un facteur de succès de la lecture.
Avant d’aller plus avant, il convient de noter que l’horizontalité primordiale de la bande n’est pas un caractère naturel, pas plus qu’une propriété acquise depuis toujours et définitivement. Il est possible de composer des bandes verticales, et l’on peut relever des exemples d’œuvres ou de fragments où la colonne prend le pas sur la ligne et s’impose comme la direction principale de lecture et d’organisation des cases. La dominante horizontale paraît donc bien d’ordre conventionnel. Toujours est-il qu’au vu de la relative rareté des structures principalement verticales, nous les laisserons de côté.
Illustration 13.
La petite personne...
Illustration 14.
Ronin, Franck Miller...
Illustration 15.
Les Fabuleuses aventures...
Toutes les bandes dessinées sont-elles conçues par strips ? Existe-t-il des œuvres, ou des fragments d’œuvres, desquelles la bande est absente et ne structure pas la lecture ? Celle-ci dispose-t-elle alors d’autres guides ? Sans en faire le cœur du présent traité, nous n’éviterons pas cette question à laquelle nous consacrerons notre dernier chapitre.
Gouttière
et cadre
Illustration 16.
20th Century Boys ...
Si la bande dessinée organise les images les unes avec les autres, alors la question de la distinction des images doit y connaître un traitement spécifique. En effet, l’existence d’une multiplicité d’images suppose des outils permettant d’établir manifestement une séparation entre ces images, et, à l’inverse, de ne pas les séparer. Ici, la gouttière a un rôle fondamental, qui se conjugue à celui du cadre qui entoure les images.
Le cadre est un filet, plus ou moins gras, souvent noir mais pas toujours, qui cerne une image, une représentation. La gouttière est l’espace qui sépare les images (encadrées ou non) les unes des autres, souvent blanc (ou plutôt de la couleur du papier, c’est-à-dire non dessiné, non colorié, non imprimé), mais pas toujours.
En modulant l’amplitude de la gouttière (et éventuellement celle du cadre), en modifiant sa teinte (plus claire ou plus sombre), le dessinateur peut éloigner ou rapprocher les cases les unes des autres, et de la sorte les organiser en groupes cohérents ou, ce qui revient au même, isoler certaines vignettes.
Deux ordres,
trois principes,
un facteur
En l’état actuel de nos connaissances, les méthodes de composition des bandes dessinées peuvent être divisées en deux grands ordres, dont le premier, de très loin le plus pratiqué, est l’ordre de la bande.
Les œuvres composées selon l’ordre de la bande font du strip un espace fondamental de composition et un guide primordial pour la lecture, c’est-à-dire un lieu au sein duquel s’organise le parcours de lecture.
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes : le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique.
Enfin, nous identifions un facteur de première importance susceptible de complexifier la composition des œuvres construites par bandes : la fragmentation.
Il revient à Benoît Peeters d’avoir présenté comme telles les compositions rhétoriques, au début des années quatre-vingt-dix. Il en va de même pour les compositions régulières. Quelques années plus tard, Thierry Groensteen a modulé les considérations de Peeters concernant le principe de régularité. Quant aux compositions semi-régulières et fragmentées, à notre connaissance, elles ont été détaillées pour la première fois dans notre ouvrage consacré à la composition chez Jacobs.
Quoi qu’il en soit, ces différents principes de composition n’avaient jamais été présentés, illustrés de nombreux exemples, accompagnés de commentaires sur leurs caractères respectifs. Tel est le premier propos du présent traité.
Les quatre premiers chapitres de ce livre sont ainsi consacrés aux trois principes fondamentaux de composition, ainsi qu’à la fragmentation. Le cinquième s’attache à dynamiser les considérations des quatre précédents en montrant les combinatoires qui peuvent exister entre les principes d’organisation des images, ce qui mène aisément aux méthodes de complexification de la composition.
Il nous semble que l’exigence d’un autre ordre d’organisation différant de la composition en bandes, peut s’entendre à partir de ces tentatives de complexification de la bande. Pour le dire autrement, nous voyons dans les méthodes d’organisation des images tendant à augmenter le nombre des rapports qui les unissent, à diversifier ces rapports, nous voyons donc dans ces méthodes la recherche d’une autre façon de composer.
Ce deuxième ordre, que nous évoquions quelques lignes plus haut, nous ne le nommerons pas, et ne reprendrons pas non plus les dénominations avancées par le passé et que nous avons nous-même reprises. Nous présenterons dans le dernier chapitre de ce traité quatre auteurs qui nous semblent procéder de la sorte, construire leurs bandes dessinées au-delà de la bande. Mais les exemples sont trop peu nombreux, les moyens de parvenir à cette composition libérée de la bande trop divers pour qu’il nous paraisse possible aujourd’hui de qualifier justement cet autre ordre de composition. Quand aux vocables proposés par d’autres chercheurs, notamment les termes de composition « tabulaire » ou, dans une certaine mesure, « productrice », ils nous paraissent peu adéquats. Le premier car il recouvre plusieurs champs sémantiques, et qu’il n’est d’ailleurs pas opposable à la bande, puisqu’une composition par bande n’empêche pas, bien au contraire, la prise en compte de la totalité de la zone de composition. Quant à la notion de composition productrice, elle nous paraît être plus une appréciation qu’une qualification objective s’appuyant sur des critères acceptables par tous, et donc susceptible de produire des affirmations non contestables. Nous laisserons donc largement ouverte la discussion sur la dénomination d’une composition dont la bande n’est plus le premier moyen d’assemblage des images.
* *
*
Terminons cet avant-propos par quelques indications pratiques. Toutes les reproductions sont légendées. La plupart commentées. Le titre de la légende indique le nom du livre ou de la bande dessinée dont a été extraite la reproduction, le nom de son ou ses auteurs et l’année de première publication. La table des illustrations en fin de livre fournit, en complément l’édition concernée, celle que nous avons utilisée, et rappelle donc la maison détentrice des droits concernant l’œuvre en question.
Lorsqu’une reproduction est rehaussée d’un ombrage, c’est qu’il s’agit d’une page entière, sauf lorsqu’elle est présentée dans l’une des dix planches.
Dans ces planches, à l’exception de la première, les reproductions ont toutes été réduites de 35 % de leur taille d’origine dans le livre ou la revue que nous avons consulté (voir la table des illustrations). Bien entendu, lesdits livres ou revues ont eux-mêmes fait subir des transformations de taille aux bandes dessinées. Par exemple, l’édition de Rails que nous avons utilisée est une « intégrale » de petite taille et en noir est blanc (la première édition était en couleur et plus grande). Nous n’avons pas travaillé avec les originaux. Ailleurs, les reproductions ont généralement été réduites, mais sans règle systématique d’amplitude.